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LA CRISE PHYLLOXERIQUE |
Pour bien comprendre
la crise phylloxérique et ses conséquences en Savoie, il
convient tout d'abord de lire la lettre adressée en 1878 par Pierre
Tochon au Préfet de la Savoie et citée par Maurice Messiez
dans son ouvrage Cent ans de Plants de Vigne en Savoie.
Monsieur
le Préfet,
Déjà plusieurs fois des bruits inquiétants
sur la présence du phylloxéra dans les vignobles des
Marches nous avaient conduits vers cette commune, mais toujours
nous avions reconnu que les taches signalées étaient
dues à des causes accidentelles.
Ces bruits ayant pris plus de consistance par suite de la naissance d'un insecte spécial trouvé sur les feuilles de vigne, nous avons fixé au mercredi 2 octobre courant une inspection des principaux vignobles de cette commune.
Assisté de Monsieur l'avocat Camille Gouvert, maire des Marches, de Monsieur André Falcoz, son adjoint, et de Monsieur l'instituteur Termignon, nous n'avons pas eu de peine à constater que le pou remarqué sur les feuilles n'avait aucun rapport avec le phylloxéra ; c'est du reste un insecte inoffensif. |
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Notre investigation s'est ensuite portée sur le coteau de
Saint-André-les Marches, où nous n' avons rien trouvé
de suspect ; mais arrivés sur l'extrême limite des
Marches, dans 1a direction de Montmélian, à peu de
distance du point de jonction des Marches avec Chignin et Francin,
au mas dit du Bouchet, un vide d'environ cent mètres carrés
de ceps morts ou mourants a attiré notre attention et le
premier coup de pioche donné sur un cep encore sain a mis
à découvert des racines phylloxérées,
portant des insectes de tout âge et à tous les états;
plusieurs ceps successivement fouillés nous ont convaincu
que la tache était très étendue; mais en l'absence
du propriétaire qui, nous a-t-on dit, est de Chignin et dont
nous ignorons le nom, nous n'avons osé déterminer
le périmètre de l'invasion.
L'étendue de la tache, la quantité de ceps morts ou
mourants et l'état maladif des ceps à une assez grande
distance nous font présumer que l'invasion remonte à quatre ou cinq ans.
La vigne attaquée est au nord, dans un lieu peu fréquenté
; elle se trouve sur un coteau depuis sept à huit ans converti
en vigne; ses limites à l'est et au sud sont garnies de maïs
et de trèfle. Le propriétaire s'est aperçu
que sa vigne souffrait, et présumant que l'humidité
de ce sol argilo-siliceux en était la cause, il avait creusé
au point médium de la tache une cuvette assez profonde pour
y appeler les eaux des parties attaquées.
L'ancienneté de la tache phylloxérique que nous venons
de découvrir nous fait craindre que l'insecte n'ait eu le
temps de multiplier au loin ses attaques.
Nous estimons, Monsieur le Préfet, qu'il est très
utile de faire connaître aussitôt l'invasion de nos
vignes et, si vous n'y voyez pas d'inconvénients, je transmettrai
une copie de cette lettre aux organes de la presse du département.
Je vais convoquer pour samedi à 2 heures les membres de la
commission d'étude et de surveillance du phylloxéra
afin d'aviser, avec votre concours et celui du Conseil général
aux moyens d'entraver la marche de l'insecte.
Les moniteurs envoyés dans le Midi sont de retour de leur
excursion ; nous pensons qu'il sera utile d'indiquer leurs noms
afin que l'on s'adresse, dès ce jour; à eux pour visiter
les points sur lesquels on pourra craindre la présence du
phylloxéra; ils seront chargés de vous transmettre
le résultat de leurs investigations.
Le président de la commission d'étude et de surveillance
du phylloxéra en Savoie.
P.
Tochon |
Avant la crise la
Savoie et le Val d'Aoste conservent les vieux cépages autochtones
qui ont forgé l'identité des vins de montagne, mais déjà
les basses vallées sont ouvertes à de nouveaux cépages
venus des provinces limitrophes.
Venu d'Amérique le phylloxéra apparaît dans l'Hérault
en 1851, en Gironde en 1864 et commence à ravager le vignoble français.
On pense alors que l'altitude et le climat savoyards seront fatals
au mal, mais on constate sa présence à St Jean de la Porte
en 1877 et aux Marches en 1878. Dix ans plus tard le vignoble est sinistré
à l'exception des vignes des vallées reculées de
Maurienne et de Tarentaise. On considère cependant que si la quasi-totalité
du vignoble du département de la Savoie fut touché, seulement
1/15ème des surfaces le furent en Haute-Savoie.
Peu à peu on finit par comprendre le mode de reproduction très
complexe (parthénogenèse) de l'insecte dévastateur
et sa remarquable fertilité (un individu peut donner 25 000 600
000 pucerons en une année), et les modes de propagation du mal
en fonction des sols.
LE CYCLE REPRODUCTIF DU PHYLLOXERA |
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1. Oeuf d'hiver pondu dans les fentes de l'écorce de la vigne.
2. Femelle gallicole parthénogénétique qui se fixe aux feuilles pour en sucer la sève, provoquant la formation de galles.
3. Son oeuf.
4. Femelle radicicole parthénogénétique
5. Son oeuf.
6. Femelle sexupare ailée qui donnera soit des oeufs mâles, soit des oeufs femelles.
7. Oeuf mâle.
8. Mâle.
9. Oeuf femelle.
10. Femelle qui, fécondée, donnera des oeufs d'hiver marquant le début d'un nouveau cycle.
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Si quelques esprits
clairs ( P. Tochon, Perrier de la Bâthie, Falcoz, Dénarié,
Bel) tentent de s'organiser pour réagir contre le fléau,
il faut bien reconnaître que les vignerons Savoyards ne font pas
toujours preuve de sagesse dans cette épreuve, accusant entre autres
les cépages américains (le puceron venait d'Amérique),
disant même "ne pas croire à cette
maladie" ! Plusieurs remèdes sont essayés
sans succès : la submersion, les insecticides.
A la même époque on remarque dans le Bordelais que quelques variétés de vignes
américaines résistent au phylloxéra alors que tous
les cépages locaux sont attaqués, cette question est étudiée
dans plusieurs écoles d'agriculture du midi de la France. L'idée
de multiplier les plants par greffage sur des pieds américains
va lentement s'imposer.
Dès 1880 Tochon et Perrier de la Bâthie s'opposent au Ministère
de l'Agriculture et au Conseil général de la Savoie qui
privilégient à tort un traitement au sulfure de carbone
de la maladie. En 1886 le préfet de la Savoie autorise enfin l'introduction
de plants de vigne "étrangères" dans l'arrondissement
de Chambéry puis en Maurienne et en Tarentaise. Cette mesure est
hélas trop tardive et n'empêche pas la disparition quasi-complète
du vignoble.
On introduit alors
des cépages venus d'Amérique (Cynthiana, Black Eagle, Canada
...), et on sélectionne des porte-greffe (Riparia, Vialla, Solonis,
York et Rupestris). La reconstitution du vignoble dévasté
se développe dès 1892 et "après
1893, le pays parut revivre".
Malheureusement le sauvetage du vignoble savoyard provoque la fin
de nombreux cépages
locaux au profit de cépages exotiques plus productifs comme le
Noah, l'Othello ou le Clinton ("le produit était
fort et coloré"). Ce n'est que dans les années
1950 que les cépages locaux seront réhabilités avec
la qualification en V.D.Q.S. puis en A.O.C.
Suite à ce
fléau ainsi qu'aux attaques de mildiou, d'oïdium et de black-rot,
la seconde moitié du XIXème siècle verra la découverte
des premiers fongicides et insecticides ainsi que de la célèbre
bouillie bordelaise et de la sulfateuse. Plus localement cet épisode
malheureux sera à l'origine de la création des pépinières
en Combe de Savoie.

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